dimanche 15 juillet 2012

Des jeûnes, des femmes et des jeunes femmes qui jeûnent

Alors que je m'intéressais aux jeûnes publics, je me suis aperçu d'une fascinante coutume : dans certaines communautés, les femmes ne font pas les jeûnes mineurs. Alors qu'en principe, la hala'ha devrait les y obliger, je me suis demandé quelles sont les sources allant dans ce sens.


Rappelons tout d'abord que sur les 6 jeunes publics, seul Yom Kippour est ordonné dans la Torah (Vayikra 23,26). C'est donc, évidemment, le plus important. 
Les 5 autres ont été institués par la Grande Assemblée en exil. Les jeûnes de Guedalia, du 10 tevet, du 17 tamouz et du 9 av datent du début de l'exil (-410 de l'ère vulgaire) et sont d'ailleurs cités par Ze'haria (8,18).   
Le jeune d'Esther remonte à la fin de l'exil mais sa date a varié selon les époques. La date actuelle du 13 adar n'a été fixée qu'au moyen âge, avec l'accord de tous les richonim. Le 9 av, au contraire des autres jeûnes rabbiniques, ne commémore pas seulement les évènements liés à la destruction du premier beth hamikdach (et donc du premier exil) mais aussi du second (et donc du second exil, qui a toujours cours), ainsi que d'autres évènements tragiques, c'est pourquoi il est plus important que les autres.

Du point de vue de la hala'ha, en pratique, il y a 2 jeûnes dits majeurs (Kippour et Ticha beav), les 4 autres étant des jeunes dits mineurs. Précisons enfin que si Ticha beav tombe un chabbat et est décalé au dimanche, il perd de son importance (quasiment jusqu'à prendre le statut d'un jeûne mineur, on pourra donc être plus indulgent dans ce cas là - Yalkout Yossef Taaniot p.88). Une dernière petite parenthèse : en Perse le jeûne d'Esther est considéré comme un jeûne majeur.

Mais alors que je pensais naïvement que toutes les personnes jeûnaient, j'ai appris que dans beaucoup de communautés, essentiellement 'hassidiques, mais pas uniquement, les femmes ne sont pas tenues de jeûner lors des jeûnes mineurs.

Les sources

Pourtant, dans le Choul'han Arou'h (O.H. 550), la hala'ha est relativement simple : toute personne en bonne santé est tenue de faire ces 6 jeûnes. Pour trancher ainsi, le Mehaber se base sur le Ritva, qui lui même interprête de cette façon restrictive une Guemara (Roch Hachana 18b). Rav Papa, dans une explication du verset de Ze'haria cité plus haut, donne la règle de la façon suivante : lorsque le peuple juif fait l'objet d'un décret de persécution, les jeûnes mineurs sont obligatoires. Lorsqu'il y a la paix, les jeûnes sont suspendus et deviennent un jour de fête (comme 'hol hamoed). Lorsqu'il n'y a ni décret, ni paix, les jeûnes mineurs sont facultatifs (pas sur une base individuelle mais communautaire). 
Le Ritva (se basant sur Rachi et R. 'Hananel) estime que nous nous trouvons en situation de "ni décret, ni paix", mais que l'ensemble du peuple juif a accepté les jeunes facultatifs, donc qu'ils sont obligatoires, bien qu'ils aient été allégés (au moment où ils sont été institués, les jeunes mineurs comportaient les mêmes interdits supplémentaires que Kippour et Ticha Beav et commençaient la veille au soir). Autrement dit, le coté "facultatif" décrit par Rav Papa est devenu un raccourcissement et une diminution des interdits, mais pas une dispense.

Ainsi, malgré que le Choul'han Arou'h n'en tienne pas compte, il existe bien une base permettant à une communauté entière de ne pas faire les jeûnes mineurs. 

Un deuxième élément à prendre en compte est que quel que soit le jeûne, une personne dont la santé est mise en danger se doit de manger (à certaines conditions que nous verrons plus loin). Cela se base, bien sûr, sur le commandement de la Torah "venichmartem meod lenafchote'hem" (Devarim 4,15). Mais y aurait-il d'autres catégories de personnes qui, sans être réellement malades au sens propre, pourraient bénéficier de cette autorisation ?

Le statut de la femme

On pense par exemple au cas des femmes enceintes ou allaitantes. En effet, pendant la grossesse (à partir de 40 jours de grossesse selon l'opinion de la Michna Broura, qui est généralement retenue) et après l'accouchement (pendant une durée variable selon les coutumes, mais généralement de 24 mois) la femme est dispensée des jeûnes mineurs selon tous les avis. Pour les jeûnes majeurs, elle est en principe tenue de les faire (Choul'han Arou'h). Cependant en cas de doute elle devra consulter une autorité médicale ET une autorité rabbinique qui donneront un avis au cas par cas. 

Mais qu'en est-il des femmes non enceintes ?

On peut distinguer dans la vie d'une femme plusieurs périodes, et dans le domaine qui nous intéresse aujourd'hui nous en retiendrons 6 :
1) l'enfant (avant 12 ans)
2) la jeune fille (plus de 12 mais non mariée)
3) la femme mariée (en âge de procréer mais non enceinte)
4) la femme enceinte ou allaitante (déjà mentionnée plus haut)
5) la femme ménopausée mais en bonne santé
6) la femme âgée ou malade

1) L'enfant

La fillette n'est obligée de faire aucun jeûne, cependant, selon certaines coutumes répandues, il est bon qu'elle s'habitue à faire les deux jeûnes majeurs l'année précédant sa bat mitsva afin de s'habituer. Parfois elles seront encouragées à jeûner uniquement jusqu'à 'hatsot (par exemple, au Bais Ruchel de Satmar). D'autres interdisent complètement aux fillettes d'essayer de jeûner avant leur bat mitsva, par exemple chez les 'hassidim de Vizhnits et de Bobov.

2) La jeune fille

D'après le Choul'han Arou'h, la jeune fille est tenue de faire tous les jeunes. Néanmoins, en Europe Occidentale et dans beaucoup de régions séfarades, la coutume était que les femmes étaient encouragées à faire les jeûnes mineurs mais que cela n'avait pas un caractère très contraignant. Cette pratique n'avait cependant pas l'accord formel des rabbins.

En revanche, en Europe de l'Est il était très répandu que les femmes ne fassent que les jeunes majeurs, et ceci avec l’approbation des plus hautes autorités religieuses.
L'origine de cette coutume est incertaine. R. Morde'hai Leifer de Nadvorna (Maamar Mordehai, vol 2, p.57) rapporte au nom de R. Elimele'h de Lyzensk l'histoire suivante. Un jour une jeune fille est venue le voir afin d'obtenir un heter la dispensant de jeûner car elle souffrait de maux de tête. R. Elimeleh consulte toutes les sources hala'hiques mais ne trouve pas de motif autorisant la jeune fille à ne pas jeûner. La jeune fille jeûne... et en meurt... (Hachem yichmor). R. Elimele'h en est profondément affecté et veut faire en sorte que cela ne se reproduise plus. Ses recherches le conduisent à invoquer l'argument suivant : lorsque les sages de la Grande Assemblée ont instauré les jeunes mineurs, ils ne savaient pas que l'exil durerait aussi longtemps, et que les générations seraient autant affaiblies. Tenant compte de cela, il y a lieu de complètement supprimer, pour tous, l'obligation des 4 jeunes mineurs qui seraient désormais facultatifs. Et combien même quelqu'un prendrait sur lui de les faire (avec un neder), un simple mal de tête serait amplement suffisant pour l'en dispenser. Malgré l'utilisation du terme "facultatif", cette autorisation se base davantage sur l'argument de "venichmartem" que sur l'aspect facultatif cité par R. Papa.

Par contre, c'est bien sur la base de la guemara que les perses, comme on l'a évoqué, considèrent le jeûne d'Esther comme un jeûne majeur. A ce titre, il a un caractère obligatoire pour les femmes de cette communauté, alors qu'elles ne font pas les autres jeûnes mineurs. 

En Israel, le Choul'han Arou'h est suivi de beaucoup plus près et si certains groupes à Jérusalem ont accordé des dispenses (surtout pour le 17 tamouz qui tombe en plein été), avec notamment la bénédiction de R. Tzvi Pessah Franck, le Nord a toujours été très strict sur ce point et les jeûnes mineurs ont été scrupuleusement respectés par les femmes de Tsfat et Tiberiade à toutes les époques.

3) La femme mariée

La procréation semble être pour les 'hassidim, à partir du 18e siècle, une priorité absolue. En effet les mauvaises condition sanitaires et la mortalité infantile élevée font que les populations juives isolées sont en permanence menacées d'extinction. 
On redoute tellement les fausses couches ('has vechalom) que les femmes mariées sont systématiquement dispensées des jeûnes mineurs de peur qu'elles soient enceintes mais qu'elles ne le sachent pas encore.
De plus, on a observé que les jeûnes pouvaient perturber le cycle menstruel, et de nombreux admorim ont la conviction que jeûner empêche le bon fonctionnement des organes reproducteurs féminins. C'est pourquoi certains vont non seulement dispenser les femmes faibles de jeûner, mais carrément interdire à toutes les femmes en âge de procréer de faire les jeûnes mineurs. 
On raconte que R. Shlomo Halberstam de Bobov téléphonait systématiquement à ses filles mariées lors de chaque jeûne mineur pour leur rappeler de manger et de ne surtout pas jeûner. Quant aux femmes enceintes ou allaitantes, il leur accordait d'office un heter pour Tisha beav et leur recommandait de ne prendre aucun risque à Yom Kippour.
Alors que dans certaines 'hassidout il y avait dans les siècles précédents un encouragement à jeûner pour les femmes, et même de faire des jeûnes privés, on assiste progressivement à un revirement de situation. Par exemple chez les Satmar, R. Yoel Teitelbaum a demandé aux femmes de ne pas jeûner à part les 2 jeûnes majeurs, comme l'ont fait, avant lui, R. Avraham Its'hak Kohn de Toldot Aharon, R. Yisrael Alter de Gour, R. Ye'hezkel Shraga Halberstam de Shinev, R. Natan de Chidlov et R. Moshe Neischloss de Skver.

4) La femme enceinte ou allaitante

Nous avons déjà abordé le sujet, mais il faut savoir que dans certains cercles (Breslev par exemple) ce statut est accordé également au mères d'enfants en bas âge, aux enseignantes, baby-sitters et nourrices. En effet, le jeûne peut provoquer une baisse de l'attention et ces personnes ne peuvent pas prendre un tel risque qui pourrait mettre en danger un petit enfant. 
Nous avons vu que le Rebbe de Bobov accordait systématiquement un heter pour les femmes enceintes, mais il n'était pas le seul : telle était également la position de R. Israel Yaakov Fisher du Badats et de R. Morde'hai Elyahou.
Autre cas particulier, chez les 'hassidim de Belz les femmes enceintes ne font Tisha beav que jusqu'à 'hatsot.

5) La femme ménopausée mais en bonne santé

Bien qu'elle ne soit plus à proprement parler couverte par le "venichmartem" (sauf par les avis qui considèrent que cela dispense toute la population des jeûnes mineurs), ni par des impératifs démographiques, certains considèrent que la femme ménopausée doit elle aussi bénéficier d'une dispense accordée à toutes les femmes. C'est par exemple l'opinion de R. Moshe Neuschloss de Skver, de R. Yaakov Perlow de Novominsk, de R. Amshel Velvel Lev Mszanski de Radzhyn ou de Haïm Meïr Hager de Vizhnitz.

6) La femme malade ou âgée

A part les cas décrits ci-dessus, et qui s'appliquent évidemment a fortiori aux femmes malades, on voit que selon la Michna Broura, une personne malade ou âgée est automatiquement dispensée des jeûnes mineurs sur un simple avis médical (pas besoin de consulter un rabbin). Cependant pour les jeûnes majeurs il convient de consulter un médecin et également un rabbin (si possible, un dayan ou un possek). Il n'y a, ici, pas de distinction entre homme et femme. 
D'ailleurs, pour l'anecdote, certains cercles de Brisk, très ma'hmirim sur le commandement de "venichmartem", ont même tendance à considérer que tout le monde (quel que soit l'âge et le sexe) est tellement faible qu'il entre dans la catégorie des "malades" et est dispensé des jeûnes mineurs !
Précisons tout de même que lorsqu'une personne est dispensée de jeûne, elle fera un repas simple et frugal (sans viande ni alcool notamment). 

Evolution de la hala'ha

Il ressort de cette analyse que 3 époque différentes se succèdent et impliquent des solutions hala'hiques différentes.

La période allant du premier exil à la fin du Moyen Âge. 

Les règles concernant les jeûnes sont très contraignantes. On dit que tant les hommes que les femmes étaient plus forts qu'ils ne le sont actuellement, et donc que ces dernières devaient faire les jeûnes publics (les hommes, eux, étant en plus encouragés à faire des jeûnes privés). Se basant sur le Ritva, il n'y a qu'en période de grande famine que les personnes les plus faibles (en général, les femmes) sont dispensées des jeûnes mineurs.

La période allant du 16e siècle à la Shoah.

En beaucoup d'endroits, la population juive souffre de malnutrition et les jeûnes sont très pénibles à supporter. Pour cela, dans certains lieux, et notamment en Europe de l'Est, les femmes sont progressivement dispensées des jeûnes mineurs. Dans les pays chauds, les femmes sont parfois au moins dispensées de jeûner le 10 tevet. 
Ces dispenses sont considérées comme des koulot, basée sur la faiblesse des personnes. 
Ailleurs, sans que les femmes ne soient considérées en danger, c'est un minhag, pour elles de ne pas faire les jeûnes mineurs ; minhag basé sur l'avis de Rav Papa et appelé à perdurer. 

Nous voyons donc vu qu'il y a deux approches pour généraliser des dispenses de jeûner. 
L'une est basée sur la faiblesse des personnes (Lyzensk, Brisk, Satmar). C'est donc une koula, qui est accordée à une communauté entière à cause de conditions empêchant d'appliquer la hala'ha du Choul'han Arou'h. Ce n'est pas la hala'ha qui change, ce sont les circonstances. 
L'autre est basée sur l'avis de Rav Papa exprimé dans la guemara. 
On pourrait d'abord pour invoquer ce dernier se baser sur l'existence d'un minhag antérieur au Choul'han Arou'h, qui aurait alors force de hala'ha contre ce dernier, mais je n'ai pas rencontré ce cas en pratique. Ou alors, le possek d'une communauté estime que le Ritva n'avait pas en main tous les éléments pour trancher, et que les jeûnes mineurs ne sont pas obligatoires, et cela prend la force d'un minhag.

Après la ShoahMinhag ou koula ?

Après la Shoah, il n'y a plus globalement de problème de malnutrition dans le peuple juif, et la conséquence de ces deux approches est la suivante :
Une partie des communautés qui se basaient sur la koula reprennent une position plus strictes. C'est le cas de certains Brisk par exemple.   
D'autres affirment que la koula est toujours valable, car bien qu'on ne souffre plus aujourd'hui de famine, les femmes sont en majorité trop faibles pour jeûner et ont trop de responsabilités. C'était ce qui se passe dans le monde 'hassidique. 
Enfin pour les partisans du minhag,  il est hors de question de revenir en arrière : à moins d'une campagne de persécution à l'encontre du peuple juif, les femmes ne feront pas les jeûnes mineurs ! C'est par exemple le cas pour les communautés Perses.


En espérant que bientôt Machia'h nous apporte la paix qui transformera ces jeûnes en jours de fête !





La destruction de Jérusalem  (David Roberts - 1850)


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