lundi 14 novembre 2011

Assurances, Emouna et Bita'hon

Est-ce que la souscription à une assurance (assurance maladie, assurance automobile ou assurance vie) constitue un manque d'emouna (foi) et de bitahon (confiance) ? Ou est-ce au contraire une forme d'ichtadlout (effort personnel) ?



La question de l'assurance automobile ne pose pas un grand problème en soi : elle est rendue obligatoire par la loi dans quasiment tous les pays, et nous avons le devoir de respecter les lois du pays où nous sommes ("dina demalhouta dina" : Nedarim 27b, Baba Kama 113b, Baba Batra 55a, Guittin 10b). Il n'y a donc pas de discussion, il faut y souscrire.

Concernant l'assurance maladie, ce n'est pas tellement problématique non plus. Il est certain qu'aller chez le médecin quand on est malade fait partie de l'obligation d'ichtadlout.

Petit rappel : le principe d'ichtadlout vient de la Torah (Devarim 14,29) "l'Éternel, ton Dieu, te bénira en toute œuvre que ta main pourra faire". Le midrach nous enseigne que les termes "que ta main pourra faire" font référence à l'ichtadlout : si ta main ne fait rien, point de bénédiction...
J'en profite aussi pour faire une grosse parenthèse sur le sujet du médecin, car bien qu'il soit évident que la Torah attend de nous que nous y allions si nécessaire, il est toujours intéressant de connaître l'origine de ce principe.
Après tout, Yirmiahou n'a-t-il pas écrit : "Ainsi parle I'Eternel : Maudit soit l'homme qui met sa confiance en un mortel, prend pour appui un être de chair" (17,5) ? Sur la base de ce passouk, de nombreuses sectes chrétiennes (et même quelques unes bien juives...) interdisent toute intervention médicale. D'ailleurs, dans la Guemara, Rav A'ha semble aller dans ce sens (Berahot 60a) comme l'explique sur place Rachi. Cependant, Abayé le contredit et cite l'enseignement de Rabbi Yichmael selon lequel quand la Torah dit "s'il se relève et qu'il puisse sortir" (Chémot 21,19), elle autorise explicitement de faire appel à un médecin. Le Taz résoud la contradiction entre A'ha et Abayé de la façon suivante (Yoré Dea 336,1) : sur le principe, A'ha a raison, mais comme en pratique nous n'avons pas le mérite d'être soignées uniquement par une intervention divine, nous devons consulter un médecin.
La Guemara (Pessa'him 56a) cite aussi une Tossefta qui raconte que le roi 'Hizkyahou a été félicité par les sages pour avoir caché le "Livre des Remèdes". Selon Rachi, ce livre de médecine était tellement efficace que les gens guérissaient immédiatement et ne voyaient plus la maladie comme un signe appelant à la Techouva, c'est pourquoi 'Hizkyahou le cacha. Rachi en déduit qu'il est permis d'utiliser tous les moyens médicaux pour se soigner, du moment que ce n'est pas dans un esprit contraire à la Torah.
Rachi s'appuie également sur Baba Kama 85a pour autoriser l'intervention du médecin, de même que Ramban dans Torat Haadam.
Toujours sur ce dernier passage, Rambam (qui était, rappelons le, lui-même médecin) n'hésite pas d'ailleurs dire qu'il est absolument nécessaire de faire tout son possible, médicalement parlant, pour se soigner, et n'hésite pas à traiter d'idiots ceux qui seraient contre cette idée.
Tout cela ne concerne évidemment que les maladies bénignes, car en ce qui concerne un danger mortel, la Torah est on ne peut plus claire : "Venichmartem meod lenafchote'hem" (Devarim 4,15), il faut tout faire pour sauver une vie. 
J'ai fait au plus court, j'espère que c'est suffisamment clair - et je vous prie de bien vouloir m'excuser si cela ne l'est pas - mais ce qui devait être un petit détour n'en finissant pas, je suis obligé d'abréger, et pour plus de détails pratiques à ce sujet, je vous renvoie à 'Houlin 10a, au Choulhan Arouh, Orah Haim 173,2, à Rambam, Hilhot Rotsea'h Ouchmirat Hagouf et à leurs nombreux commentaires.
Juste une petite anectode après on reviendra au vif du sujet : on entend parfois que pour réaliser l'ichtadlout, en cas de maladie, il suffit de se rendre chez n'importe quel médecin compétent. Pourtant, au mois de juin dernier, le Rav Elyachiv (qui est incontestablement l'un des gedolei hador) a du être opéré du coeur. Or, malgré le grand nombre d'éminents cardiologues qu'on trouve en Israël, c'est un chirurgien venu des Etats-Unis, le Dr Clair, qui a pratiqué l'intervention, car il était le plus réputé au monde dans cette spécialité ("réparation endovasculaire des anévrismes aortiques"). Ce médecin est un fervent catholique (donc idolâtre selon la plupart des opinions), très croyant et pratiquant. Quand un gadol est prêt à confier sa vie à un idolâtre pour avoir les meilleurs soins possibles, nous devons en tirer une leçon : il faut vraiment choisir le meilleur médecin possible ! Bien sûr cela dépend de beaucoup de facteurs mais quand on a le choix, il faut prendre le meilleur possible et ne pas s'arrêter à d'autres critères secondaires comme sa religion...

Fin de parenthèse.

Donc nous avons le devoir d'aller chez le médecin, cela fait partie de l'ichtalout attendue de nous et ce n'est pas un manque d'emouna. Or les médecins sont de plus en plus chers (dans beaucoup de pays, anglo-saxons notamment, une simple consultation chez un généraliste est une très grosse dépense pour une famille religieuse, alors ne parlons même pas d'une intervention Hachem Ichmor). L'assurance maladie n'est donc qu'une aide pour payer ledit médecin, ou l'utilisation du matériel médical. En dehors de quelques petites hassidout de baalei bitachon, posez la question à n'importe quel rabbin et il vous dira qu'il est tout à fait normal d'avoir une assurance maladie.
On peut donc conclure en disant que l'assurance maladie est un moyen nécessaire, sans lequel on ne pourrait faire l'ichtadlout attendue.

Reste la question, beaucoup plus épineuse, de l'assurance vie.

Il y a quatre considérations à prendre en compte.

1. "Al yifta'h adam piv lasatan", ne pas dire des choses qui attirent le mal
2. Bita'hon, la confiance en Hachem
3. Ze'hout, se mettre en danger si notre famille n'a plus besoin de nous
4. Ribit, les intérêts générés par la police d'assurance

1. "Al yifta'h adam piv lasatan"

Ce concept, que l'on traduit littéralement par "une personne ne doit pas ouvrir sa bouche pour le satan", provient du Talmud (Berahot 19a). Cela signifie qu'il ne faut pas dire des choses dont le satan pourrait se servir pour nous attaquer devant le Tribunal Celeste. Lorsque l'on souscrit à une assurance vie, et que l'on évoque sa propre mort, donne-t-on au satan des arguments contre nous ? Le Kohavé Itshak (1,22) soulève cette question. Il y répond en citant une Guemara (Mena'hot 41a) qui parle des actions qu'une personne peut faire pour préparer son propre enterrement. On y voit qu'il est permis de coudre son propre linceul. Le Choul'han Arou'h (Yoré Dea 339, voir aussi les commentaires du Ba'h et de Gra), discute des cas où l'on peut creuser une tombe, pour soi-même ou pour un tiers, avant le décès. Or, nulle part dans ces discussions, il n'est fait allusion au principe de "al yifta'h". Le seul avis qui le mentionne explicitement est le Ye'havé Daat (Chout 3,85), qui précise que, selon lui, ce n'est pas un problème. Le Kochavé Itshak conclut donc qu'"al yifta'h" n'entre pas en considération quand il s'agit de prendre des dispositions pour son propre décès, y compris pour une assurance vie, et que penser le contraire relève d'une superstition qui ne repose sur aucun fondement.

2. Bita'hon

Un des principes fondamentaux du judaïsme est que la parnassa (les revenus) sont décidés par Hachem. Quand une personne prend des arrangements pour que sa famille reçoive de l'argent à son décès, n'est-ce pas comme si elle doutait qu'Hachem lui donnerait ce qu'il lui faut ?
Rav Moché Feinstein (Igrot Moché, Orah Haim 2,111) se base sur une michna de Masse'het Kidouchin (82a) pour affirmer qu'il est du devoir d'un père de faire le nécessaire pour que son fils ait des revenus lui permettant de vivre. Ne pas faire ainsi, dit-il, c'est empêcher le fils de faire sa ichtadlout et le condamner à mener une vie dépendant des miracles, ce qui est a priori complètement défendu. Sur cette base, il autorise déjà à faire une assurance vie à condition que les bénéficiaires ne soient pas encore capables de subvenir à leurs besoins par eux-même. Typiquement, l'assurance vie doit servir à payer les études des enfants du souscripteur. C'est également l'avis de Rav Vozner (Chevet Halevi 4,1,2), mais ce dernier est d'avis que ce n'est valable que pour monsieur-tout-le-monde. Les tsadikim, eux, devraient être de purs baalé bita'hon et ne se reposer que sur la Providence et ne devraient pas, selon lui, souscrire à une assurance vie.
Mais Rav Feinstein va encore plus loin. Il existe un Tosfot (sur Kidouchin 41a), qui parle du moyen de préserver la dot des jeunes filles pendant l'époque troublée des croisades (à laquelle, semble-t-il, il était fréquent que les pères ne voient pas leurs filles mariées, lo alenou velo alehem). En s'appuyant sur ce Tosfot, Rav Feinstein  affirme qu'il n'y a aucun problème de bita'hon à faire des économies en prévision de coups durs, et il tranche qu'une assurance vie fait partie de ces moyens de se protéger.
Le Bita'hon ne demande pas d'ignorer les besoins futurs, mais de réaliser que toute parnassa est contrôlée par Hachem.
On a objecté à Rav Feinstein la Guemara suivante (Sota 48b) : "Celui qui a du pain dans son panier aujourd'hui, et qui demande : que vais-je manger demain ?, celui là n'a pas d'émouna."
On pourrait donc supposer que penser à demain est déjà en soi un manque d'émouna ! Rav Feinstein répond que celui qui a peur de ne pas avoir à manger demain manque d'émouna (on est au niveau du sentiment), mais qu'il est tout à fait normal de faire des projets pour avoir à manger le lendemain (au niveau l'action) !

3. Ze'hout

Il arrive qu'une personne, par ses mauvaises actions, mérite de mourir ('has vechalom). Mais parce que d'autres personnes, ayant un certain mérite, dépendent de lui, alors Hachem repousse sa punition et le garde en vie. Mais si cette personne prend une assurance vie, alors le mérite de ses proches ne le protège plus, et il risque de voir sa sentence exécutée plus tôt ! Le Ko'havé Its'hak (1,22) répond à cela au nom du Divré Ye'hezkel. Il affirme que non seulement l'assurance vie ne met pas en danger celui qui la souscrit, mais que c'est carrément une segoula pour une longue vie ! Son raisonnement est le suivant. L'assureur a tout intérêt à ce que le souscripteur vive le plus longtemps possible. Or quand on parle de l'assureur, cela représente des dizaines, des centaines, voire des milliers de personnes : actionnaires de la compagnie, employés, bénéficiaires, sociétaires, mutualistes... Tous souhaitent que le souscripteur vive le plus longtemps possible, vu que plus il vit, plus il leur fait gagner d'argent (indirectement). Donc le mérite de toutes les personnes intéressées par les bénéfices de la compagnie d'assurance s'additionnent et protègent le souscripteur !

4. Ribit

L'assurance vie est un produit financier, et à ce titre elle rapporte des intérêts. C'est pourquoi avant d'y souscrire (et particulièrement en Israel), il faudra veiller à ce que les lois de ribit soient respectées. Pour cela il est nécessaire de consulter une autorité rabbinique compétente et de faire appel, si nécessaire, à un heter iska (qui transforme virtuellement le prêt en investissement).

Ainsi nous voyons que de façon générale les décisionnaires (et même, on peut dire, tous les grands poskim) soit autorisent, soit encouragent l'assurance vie !

Puissons-nous tous être bénis par une longue vie, en bonne santé !

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